1 – Introduction
1Même
si depuis les années 1970, les banques de réseau classiques sont
incitées à adopter un cadre réglementaire et prudentiel strict, la crise
économique et financière les a amenées à harmoniser leurs pratiques et à
respecter des normes communes de sécurité. Dans un contexte
réglementaire renforcé (normes Bâle II et bientôt Bâle III), d’autres
formes de financement, fondées sur une relation de confiance entre
parties prenantes se développent. Dans les institutions de micro-finance
(IMF par la suite), l’attribution de prêts de faibles montants à des
entrepreneurs ou à des artisans exclus du crédit bancaire classique,
favorise l’activité et la création de richesses. Dans ces institutions
non soumises au respect des critères prudentiels du comité de Bâle, des
normes de travail partagées et non imposées favorisent la prise
d’initiatives et les décisions collégiales relatives à l’attribution des
crédits. Dans le cadre du processus d’octroi des crédits, la
participation des parties prenantes (conseillers, comité de crédit,
bénévoles) permet d’améliorer la qualité des dossiers clients et de
réduire le risque d’impayés. Notre article a pour objectif d’expliquer
l’efficacité de l’approche socio-économique dans le cadre du processus
de financement des IMF. L’étude qualitative menée auprès des chargés de
clientèle et des bénévoles d’une IMF française, d’envergure nationale,
révèle qu’une forte responsabilisation et une relation de confiance avec
les porteurs de projets favorisent une gestion anticipée du risque.
Contrairement à la banque de détail classique, soumise au respect de
normes prudentielles bancaires limitant la prise d’initiatives et
l’implication individuelle, les différents acteurs de la gestion du
risque crédit des IMF interagissent entre eux et avec leur
environnement. En réduisant la rupture des liens avec les porteurs de
projets, les conseillers de clientèle des IMF s’impliquent dans la
défense des dossiers soumis au comité de crédit tandis que, dans la
banque de détail classique, un fort cloisonnement existe entre les
activités de front et de back office, limitant la gestion du risque crédit à une dimension quantitative (scoring bancaire).
2Dans
une première partie, nous présentons une comparaison de la gestion du
risque crédit dans les banques de détail classiques et dans les IMF
(1.1) en insistant sur l’importance du facteur humain dans ces dernières
institutions (1.2). Le modèle d’analyse du risque propre aux IMF peut
être expliqué par le cadre théorique de la socio-économie et de la
théorie de l’agence (1.3). La seconde partie de notre article est
consacrée à la méthodologie adoptée (2.1) et aux résultats (2.2).
1.1 – Gestion des risques dans les IMF : comparaison avec les pratiques dans les banques de détail classiques
3Dans
les banques de détail classiques, deux types de risques cohabitent : le
risque financier inhérent aux activités financières (risque de crédit,
risque de marché), ainsi que le risque opérationnel correspondant au
risque de pertes dû à l’inadéquation ou à la défaillance de procédures
internes. Une partie des risques opérationnels provient de pratiques
frauduleuses, de contrôles défectueux ou du non-respect des procédures
(Lamarque, 2009). Des pratiques communes aux IMF et aux banques de
détail classiques peuvent ainsi être relevées. Dans les IMF, le risque
de marché lié à la politique de couverture n’existe pas. Par contre, le
risque crédit ou de contrepartie, correspondant au risque de non
remboursement du prêt, et le risque opérationnel, sont présents et
nécessitent une gestion adaptée à un public spécifique.
1.1.1 – La gestion du risque crédit
4Considérée
comme une compétence clé au sens de Hamel et Prahalad (Lamarque, 2009),
la gestion du risque crédit comporte traditionnellement deux volets :
un volet quantitatif (scoring,
grilles de notation) reposant sur des données chiffrées de nature
financière et un volet plus qualitatif fondé sur des données humaines et
sur la qualité intrinsèque d’un projet. Dans les banques de détail
classiques, le deuxième volet (qualitatif) vient en complément de la
cotation qui prédomine, même si des études démontrent que les facteurs
qualitatifs ont un poids de plus en plus grand dans la décision finale
de financement (Berger et Udell, 2002). Dans les IMF, le volet
qualitatif représente l’essentiel des éléments d’appréciation du risque
par le chargé de clientèle, en relation directe avec les porteurs de
projets.
5Dans
ce cadre, la gestion des risques est un vecteur d’optimisation de
l’efficacité opérationnelle d’une organisation et le métier fondamental
d’une institution financière. Le risque financier dit « de crédit » est
corrélé à la notion d’« appétence en risque » fixée par la gouvernance
de l’institution financière. Cette « appétence en risque » définit le
niveau de risque que chaque organisation est prête à accepter. Dans les
IMF, les conseillers de clientèle collectent généralement les
informations relatives au risque auprès des clients, et un comité de
crédit prend la décision finale. Une fois cette étape validée, le risque
est géré au quotidien de façon à identifier les signaux de difficulté
financière future. Dans la banque classique, l’appétence en risque se
traduit par un ciblage de clientèle spécifique, c’est-à-dire par une
sélection des dossiers présentant les risques les plus faibles. Dans
leurs actions quotidiennes, les conseillers de clientèle doivent
concilier une exigence de rentabilité commerciale avec une exigence de
limitation des risques (Lamarque, 2009). Dans une IMF, la sélection
existe également mais elle doit se faire sans remettre en cause la
vocation première de l’institution : l’aide aux porteurs de projets
exclus du crédit. Le management du risque constitue le levier naturel de
rapprochement entre la finance et le management à condition de ne pas
le cantonner dans une vision étroite de type risk management
(Lamarque, 2009). Dans ce sens, la gestion du risque opérationnel
repose sur la mise en place de processus internes visant à fiabiliser le
contrôle interne.
1.1.2 – La gestion du risque opérationnel
6Certains
auteurs ont fait remarquer que les normes prudentielles de Bâle I et II
ont contraint les banques à un management des risques plus rigoureux
(Bessire et al. 2010). Dans les banques de détail classiques, la réforme
de Bâle II, entrée en vigueur en 2007, a renforcé la prise en compte
des risques opérationnels [1][1]Les règlements Bâle II, promulgués dès 2004 et entrés en….
L’accord de Bâle définit le risque opérationnel comme « le risque de
perte provenant de processus internes inadéquats ou défaillants, de
personnes et systèmes ou d’évènements externes ». L’optimisation du
risque opérationnel passe par la mise en place d’un dispositif de
contrôle interne, chargé d’identifier et de rendre effectif l’ensemble
des contrôles au sein du processus bancaire (Lamarque, 2009). Cette
gestion suppose une formalisation de l’ensemble des processus de
production et notamment celui d’octroi des crédits. La décision
définitive d’accord de financement n’intervient qu’après instruction du
dossier par le service des engagements et validation définitive par le
comité de crédit. Dans la banque de détail classique, le respect de
l’application des procédures de contrôle interne est vérifié par le
service d’audit interne appelé inspection ou encore surveillance. Des
contrôles aléatoires, reposant sur la technique des sondages, sont
régulièrement diligentés dans les agences, en région et/ ou au siège.
Ces audits réguliers visent à renforcer le contrôle interne des banques.
7Dans
les IMF de taille nationale, un service d’audit interne contrôle
également l’application des règles et procédures de contrôle interne et
participe à la diffusion d’une culture du risque auprès des
collaborateurs. La sélection d’informations déterminantes pour une
correcte évaluation du risque (Lamarque, 2009), la coordination des
opérations d’accompagnement, font partie du processus de gestion du
risque opérationnel dans une IMF.
8Des
différences peuvent également être identifiées. Dans les banques de
détail classiques, les nouvelles exigences quant au montant de fonds
propres issues des normes Bâle III visant à réduire le risque bancaire,
renforcent les exigences en matière de gestion des risques
opérationnels. Des systèmes de rating standardisent la classification des clients en fonction de leur risque. Ce rating
imposé par la loi, repose essentiellement sur des critères quantitatifs
(situation financière, niveau des garanties accordées…) et détermine la
tarification des produits et services bancaires. Une paroi étanche est
établie entre le front office (conseillers de clientèles particuliers et professionnels) et le back office,
représenté par les analystes crédits du comité des engagements qui ne
sont pas en contact avec les clients. La qualité des dossiers -
exhaustivité des informations collectées de nature quantitative et
qualitative sur le client - a un impact direct sur la décision des
membres du comité. Dans les IMF, les normes prudentielles bancaires ne
s’appliquent pas et la tarification des produits est indépendante du
niveau du risque. Ainsi, des clients peu risqués paient le même coût que
des clients plus risqués. Cette tarification indépendante du risque est
en adéquation avec la vocation des IMF : la non-sélection de la
clientèle. Par ailleurs, les critères quantitatifs ne déterminent pas la
qualité des dossiers clients.
9Dans
les IMF, la dimension humaine, bien que non exclusive, est dominante
dans l’analyse du risque. Par une approche globale, le conseiller de
clientèle tente de mettre les qualités humaines de son client en
adéquation avec les caractéristiques de son projet.
1.2 – La prise en compte du facteur humain dans l’octroi d’un microcrédit
10Les microcrédits étant en grande partie accordés à de petites entreprises en phase de création [2][2]On parle de création pure ou de création ex nihilo lorsque…,
l’évaluation du potentiel économique du projet et de l’aptitude à gérer
du futur chef d’entreprise se fonde sur un plan d’affaires
prévisionnel, parfois sommaire et peu formalisé, et au-delà des
traditionnels critères quantitatifs (apports et sûretés personnelles,
taux d’endettement…) sur des critères qualitatifs de nature
extra-financière (tableau n°1).
Tableau n°1
Déterminants dans la décision de financement
11Comme
évoqué supra, contrairement aux banques de détail classiques, les
institutions de microcrédit ne collectent pas d’épargne et ne gèrent pas
les dépôts de leurs clients. Par conséquent, l’analyse du rapport du
porteur de projet à l’argent est limitée puisque souvent circonscrite à
l’étude de ses trois derniers relevés bancaires mensuels. L’attribution
de microcrédits repose sur l’analyse de l’adéquation entre le parcours
professionnel du créateur et l’activité envisagée, la faisabilité
économique et financière du projet, le soutien de son entourage. Les IMF
prennent en compte la personne humaine dans sa globalité sans négliger
pour autant les contraintes économiques du projet présenté.
12En
France, la population exclue du crédit est composée de personnes en
situation de précarité économique et sociale. Face à ce public en
difficulté, le rôle d’une IMF est de développer une méthodologie
spécifique mêlant logiques de solidarité et d’efficacité pour
accompagner les personnes dans leur projet. Les conseillers des IMF vont
au-delà de la simple collecte et du traitement des données financières
liées à l’emprunteur. Ils accordent beaucoup d’importance au porteur de
projet et à sa situation sociale afin d’évaluer, dans une relation de
confiance réciproque, ses besoins financiers et d’accompagnement. Les
relations de proximité (rencontre du client sur le lieu d’exercice de
son activité), l’empathie du conseiller, la proposition de solutions
adaptées sont autant de déterminants de réduction du risque d’impayé.
Les IMF ne gérant pas les comptes bancaires de leurs clients, les
conseillers de clientèle n’ont pas accès à la situation de trésorerie
des clients. Ils doivent donc, grâce à leur sens du contact et à des
questions adaptées, apprécier le risque. Par ailleurs, ces qualités
relationnelles doivent être complétées par une expertise technique afin
de rassurer les porteurs de projets. L’analyse du risque de non
remboursement d’un prêt s’exerce à trois niveaux : le porteur du projet,
le projet lui-même et la capacité à rembourser le prêt.
13En
ce qui concerne le porteur de projet, le conseiller de clientèle
vérifie notamment son expérience professionnelle, sa motivation, son
savoir-faire technique. Pour ce qui est du projet, le conseiller de
clientèle porte en particulier un jugement sur sa viabilité économique
et sur le réalisme des hypothèses de développement retenues. Enfin, le
conseiller de clientèle doit justifier son appréciation sur la capacité
du client à rembourser son prêt et doit cerner tous les aléas qui
pourraient affecter l’environnement et remettre en cause le
remboursement du crédit sollicité.
Figure n°1
14Cette analyse doit être formalisée par écrit pour faciliter la prise de décision du comité de crédit.
1.3 – Cadre théorique du microcrédit : la théorie socio-économique
15Dans
les banques de détail classiques, la course effrénée à la régulation,
donc à plus de normes, ne signifie pas pour autant une meilleure
performance. Le dogme de l’uniformité (Bessire et al., 2010) nuit
également à toute forme d’innovation.
16L’intégration
d’une démarche de gestion du risque au sein d’une IMF pourrait être
analysée au regard de la théorie socio-économique (Savall et Zardet,
2005). En effet, l’usage des normes peut avoir des effets positifs si
ces normes reposent sur une adhésion collective et une implication
individuelle. Cela suppose qu’elles soient considérées comme un outil de
management et non comme une règle imposée sans explication aux acteurs
de l’organisation. Véritable contribution à la théorie des
organisations, du management et à la sociologie des organisations, le
concept de tétranormalisation analysé comme « stratégie offensive
d’intégration » (Savall et al., 2009) pourrait être mobilisé dans le
cadre de la mise en place d’une démarche de gestion du risque au sein
d’une IMF. En considérant que la raison d’être des normes est de fixer
les règles du jeu pour les activités humaines, sociales, économiques et
culturelles, une démarche de gestion du risque érigée en tant que norme,
pourrait être perçue comme « une opportunité d’innovation managériale
s’appuyant sur une implication forte de ses personnels et principales
parties prenantes » (Savall et al. 2009). La tétranormalisation,
lorsqu’elle est soigneusement intégrée, peut être source de performances
et de progrès économique, social et sociétal (Savall, 2010).
17Du
fait de sa double dimension, humaine et économique, l’analyse du risque
crédit s’effectue grâce à la coopération des différentes parties
prenantes tout au long du processus de demande du prêt (figure n°2).
Figure n°2
18Cette
approche équilibrée repose sur le travail d’équipe, la participation,
la responsabilisation, la formation, la communication et la négociation.
Les actions d’une IMF reposent sur le postulat que le créateur est
responsable des choix liés à son projet. Dans ce cadre, le rôle d’une
IMF consiste à lui donner la possibilité d’essayer de le mettre en œuvre
dans le cadre d’un risque raisonné et acceptable.
19La
relation de crédit est une relation d’agence (Jensen et Meckling, 1976)
selon laquelle le prêteur (« principal ») met des fonds à la
disposition des micro-entrepreneurs (« agents »), sur la base de leur
engagement de remboursement défini contractuellement. Comme toute
relation d’agence, le phénomène d’asymétrie d’information, entre
prêteurs et emprunteurs, rend difficile l’évaluation ex-ante de la
qualité du demandeur (risque de sélection adverse), et ex-post du
respect des termes du contrat (risque d’aléa moral). Toute institution
financière tente de diminuer le risque de sélection adverse (Akerlof,
1970) en collectant des informations sur l’emprunteur et en prenant des
garanties par rapport au risque d’aléa moral.
20Après
avoir analysé le cadre théorique de la gestion du risque dans les IMF,
nous allons aborder la méthodologie de notre recherche en développant
dans un premier temps un aspect documentaire (2.1) puis, dans un
deuxième temps, la gestion du risque au sein de l’IMF Alpha.
2 – Présentation du cas et méthodologie
21Après
avoir présenté l’association étudiée (Alpha) et justifié le choix de
cette IMF (2.1), nous exposerons notre démarche méthodologique (2.2).
2.1 – Présentation et justification du choix du cas de l’association Alpha
22Alpha
est une association loi 1901, reconnue d’utilité publique. Son réseau
est composé d’antennes départementales couvrant le territoire
métropolitain et les DOM-TOM. L’activité d’Alpha consiste à attribuer
des micro-prêts solidaires et à proposer un accompagnement professionnel
aux créateurs d’entreprise exclus du circuit bancaire classique.
L’association propose trois types de produits à ses clients : des prêts
professionnels, des prêts personnels pour l’emploi et des
micro-assurances.
23L’évolution du business model
de cette IMF s’est caractérisée par l’accroissement de l’activité
crédit et par l’exposition corrélative au risque de non remboursement.
La maîtrise du risque d’impayé passe par l’implication régulière des
différentes parties prenantes de l’organisation et plus particulièrement
par la qualité de l’analyse du risque chez les chargés de clientèle. La
nature même des activités d’Alpha et son modèle de gestion du risque
crédit en font un terrain d’étude propice et riche en enseignements pour
la mise en œuvre d’outils et de pratiques de maîtrise du risque.
2.2 – Déroulement de l’étude empirique
24Nous
nous sommes adressés en premier lieu à un directeur d’une importante
direction régionale d’Alpha qui, sans hésitation, a accepté notre projet
d’étude. L’objectif de notre recherche étant d’analyser dans quelle
mesure la théorie socio-économique pouvait être mobilisée dans les
activités de financement d’une IMF, un volet exploratoire était
préalablement nécessaire pour comprendre le déroulement du processus
d’analyse du risque crédit, tant au niveau des chargés de clientèle que
du comité de crédit. Cette analyse sur le terrain en situation
d’observateur a bénéficié du recul de l’un d’entre nous, ancien
praticien du microcrédit. Au niveau opérationnel, notre échantillon de
répondants est constitué de six conseillers crédits qui ont accepté de
répondre à un questionnaire semi-directif sur le thème du risque. Au
niveau de la direction, nous avons interrogé un directeur régional. Par
ailleurs, nous avons également assisté à une réunion du comité de crédit
dans une importante agence départementale.
25Notre
participation en qualité d’observateurs au comité de crédit, ainsi
qu’aux entretiens semi-directifs menés par téléphone ou par rencontres
directes avec ces différentes personnes a permis d’approfondir notre
analyse du risque. La collecte d’informations internes (indicateurs de
mesure du risque, lettres d’information mensuelles, plan stratégique,
notes de service sur la gestion du risque, etc.) nous a conduits à
analyser l’évolution de la gestion du risque au sein d’Alpha. Notre
analyse a consisté à confronter les pratiques du terrain avec les
documents internes de l’association. Le traitement des questionnaires et
des documents recueillis a été effectué manuellement. Nous avons
procédé par codage des données empiriques en les classant par thèmes
provenant à la fois de la revue de la littérature et de nos observations
sur le terrain.
2.3 – Les implications théoriques
26L’analyse
du processus de gestion du risque au sein d’Alpha montre que la
« confiance » (relation établie entre le conseiller et le porteur de
projet) et la « collaboration » (interactions entre les différentes
parties prenantes) sont omniprésentes dans les IMF. S’ils assurent la
relation client depuis le démarrage jusqu’au financement du projet, les
conseillers de clientèle ont également en charge la gestion et le
recouvrement des impayés. Ceci nous amène à souligner deux types
d’apports théoriques. Le premier constat concerne l’approche qualitative
de la gestion du risque lors de différentes phases : en amont, avant
l’octroi du crédit ; en aval, lorsqu’un impayé survient (2.3.1). Le
second constat porte sur la relation de confiance nouée par les
conseillers de clientèle avec les porteurs de projets (2.3.2). Ces deux
constats permettent de mettre au jour le caractère spécifique de la
gestion du risque crédit dans les IMF.
2.3.1 – 1er constat : approche qualitative de la gestion du risque crédit
27Deux
phases peuvent être distinguées pour gérer le risque de crédit pendant
lesquelles l’asymétrie informationnelle varie d’intensité : une phase
préventive au cours de laquelle, le conseiller anticipe la sécurisation
du risque par une proximité avec son client (faible asymétrie
d’information), puis une phase ultérieure qui démarre dès la survenue de
l’impayé (forte asymétrie d’information), au cours de laquelle le
risque doit être géré (tableau n°2).
Tableau n°2
Niveau de risque selon la nature de la demande
28Pendant
la phase préventive, Alpha consacre du temps et mobilise l’expertise de
ses équipes sur l’examen des projets des futurs « clients ». Elle les
aide également à formaliser leur projet et à évaluer leur potentiel de
développement. L’assistance de l’association revêt une dimension
technique et morale : donner au porteur de projet les informations
techniques liées à la création d’entreprise (garantie exigée…) et lui
permettre « de s’en sortir ». Les dossiers les plus fragiles font
l’objet d’une procédure spécifique prévoyant une relance téléphonique
des clients avant la date de paiement de la première échéance.
L’objectif visé est d’inciter le client à adopter une gestion saine de
sa trésorerie afin d’éviter les incidents bancaires. Le calcul de la
note de crédit représente un outil complémentaire d’aide à la décision.
Selon l’un des conseillers de clientèle interrogé : « Un score élevé
permet de négocier avec le client la possibilité de différer certains
investissements et de proposer au comité un montant minimum pour
démarrer le projet. L’objectif étant de réduire le montant des échéances
et d’envisager un suivi financier dans le temps du projet pour ne pas
mettre en difficulté le client ».
29D’autres
conseillers reconnaissent le caractère limitatif de la notation. L’un
d’eux affirme ce qui suit : « J’essaie d’expliquer que la notation du
risque est fondée sur des critères quantitatifs, qui ne prennent pas en
compte la réalité de l’expérience du porteur de projet, ses soutiens
financiers autres que la caution, sa relation avec la caution, son
entourage, l’épargne qu’il n’utilise pas pour son projet, sa façon de
rebondir, et plus généralement tous les critères subjectifs sur lesquels
se fonde en partie l’analyse d’un conseiller. »
30L’analyse
préventive du risque consiste à veiller à ce que les conseillers de
clientèle aient la capacité d’identifier, de collecter et d’exploiter
des informations pertinentes pour fournir une analyse acceptable du
risque. La véracité des informations collectées permet d’élaborer la
note qui sera complétée par une opinion objective et argumentée par
écrit dans chaque dossier client. Ces informations visent généralement à
anticiper les actions en amont ou en aval de la création d’activité à
engager afin d’accompagner le client vers une gestion plus rigoureuse de
son activité et de son budget. Enfin, la qualité des informations
collectées est liée à la fréquence et à l’intensité des interactions
avec le client. Ainsi, un conseiller clientèle nous a rapporté : « le
climat de confiance qui s’instaure entre le conseiller et son client
permet à ce dernier de se livrer… à nous parler de tout… de son projet
et parfois de sa vie privée ». Ce même conseiller ajoute : « certains
clients ne nous considèrent pas comme une banque même s’ils viennent
avec l’idée de décrocher un prêt… Du coup, ils sont souvent moins
réservés et répondent spontanément à nos questions… ».
31Lors
de la phase de gestion ultérieure, certains conseillers de clientèle
mettent en avant la nécessaire réactivité en cas d’échéance impayée :
« nous devons faire preuve de réactivité car, plus la date de relance
amiable est éloignée de la date du rejet de paiement de l’échéance, plus
l’espoir de recouvrement est faible ». Les dossiers d’impayés ne sont
pas remis directement au service contentieux afin d’accroître les
chances de résolution à l’amiable. Ainsi, les dossiers présentant des
irrégularités récurrentes dans les échéances de remboursement, avant
d’être transmis au service contentieux, sont gérés par des tuteurs
bénévoles.
32L’apprentissage
régulier sur le risque se fait essentiellement au travers des réunions
d’équipes départementales et des séminaires régionaux. Cet apprentissage
est complété par une interaction très forte entre les différentes
parties prenantes internes (conseillers, comité de crédit, bénévoles) et
externes (clients). L’intervention coordonnée et collaborative des
différentes parties prenantes tout au long de la vie d’un prêt limitent
le risque d’impayé (tableau n°3).
Tableau n°3
L’intégration de la gestion qualitative du risque crédit dans une IMF
33Contrairement
aux pratiques de la banque de détail, la prise en compte du risque
crédit n’est ici pas différenciée selon l’importance des dossiers. Quel
que soit le montant du financement sollicité, l’approche du conseiller
de clientèle d’une IMF reste la même. Cette uniformisation des pratiques
garantit un traitement égalitaire des demandes de crédit.
34Cette
analyse de la gestion du risque crédit au sein d’une IMF nous mène au
constat qu’il y a équilibre entre le traitement social et économique des
dossiers. Celui-ci est garanti par un profil de recrutement
particulier : les permanents d’une IMF sont généralement animés par un
sens commun de l’intérêt général et du lien social. La gestion
équilibrée du risque crédit est cohérente avec leur modèle économique
(Dardour et al., 2012).
2.3.2 – 2nd constat : instauration d’une relation de confiance avec les porteurs de projets
35Le
concept de confiance entre un entrepreneur et un conseiller doit
permettre de diminuer le déficit d’informations inhérent à leurs
relations. Ainsi que le souligne Foliard (2008), ces relations
« imparfaites » se traduisent, le plus souvent, par des refus de
financement. Cet auteur rappelle que l’étude de la confiance dans la
littérature en Sciences de gestion a été menée de deux manières. Tout
d’abord, la confiance apparaît comme le résultat de la combinaison de
certains facteurs, tels l’échange d’informations. Foliard précise que,
dans le cadre de relations d’affaires, la confiance fait fonction
d’élément déclencheur ayant un impact, un résultat, comme par exemple la
baisse des garanties demandées pour les financements. Dans le cadre
d’Alpha, les relations entretenues par les conseillers avec l’entourage
du porteur de projet sont un élément permettant de renforcer la
confiance et de favoriser la décision de financement. Le concept de
confiance revêt un caractère polysémique que la littérature a peu
exploré. Comme le fait remarquer Foliard (2008), « il renvoie à des
réalités diverses comme les bases du lien social, un calcul dans un jeu
coopératif ou dans une dimension plus proche de l’individu ». L’approche
cognitive de la confiance peut également être explorée. Ainsi, Ogien et
Quéré (2006) considèrent que, la confiance apparait comme une forme de
connaissance sur quelqu’un : « si je sais tout, je n’ai pas besoin de
faire confiance, si je ne sais rien, je ne peux pas faire confiance ».
Cette approche inductive repose sur la connaissance de l’autre. Selon
Foliard (2008), cette connaissance est « généralement obtenue par la
pratique de l’autre, par l’observation et par l’expérience ». Dans ce
sens, l’approche empirique des conseillers d’Alpha, matérialisée par des
actions d’accompagnement, constitue un moyen de favoriser la confiance.
Cette dimension « confiance », à la base du microcrédit, revêt toute
son importance car elle permet de limiter le risque d’impayé. Présente à
toutes les étapes de la gestion des microcrédits, elle constitue une
valeur forte qui mobilise les acteurs des IMF vers un but unique :
faciliter l’accès au crédit aux personnes qui en sont habituellement
exclues (crédit classique).
Conclusion
36L’approche
socio-économique a permis de mettre en relief une gestion équilibrée du
risque crédit dans une IMF d’envergure nationale. Dans le cadre d’une
stratégie « offensive d’intégration », les procédures de gestion du
risque crédit représentent une opportunité d’innovation managériale
fondée sur une implication forte du personnel et des principales parties
prenantes. Il s’agit là d’une source d’avantage concurrentiel durable,
car l’entreprise acquiert, par effet d’expérience, un savoir-faire
difficilement imitable sur le marché. Les outils de maîtrise du risque
mis en place au sein d’une IMF ont pour but d’aider les conseillers dans
leurs tâches quotidiennes et d’influencer leur comportement. Lorsque le
niveau de risque augmente, les responsables d’équipes doivent se
montrer réactifs afin d’inverser la tendance. Les indicateurs de risque
(taux d’impayé, taux d’incident, etc.) sont des signaux qui permettent
de guider l’action. Le processus de décision observé dans les comités de
crédit n’opère pas seulement avec des données quantitatives et
existantes, mais également avec des appréciations qualitatives sur les
porteurs de projets, formulées par écrit par leurs conseillers de
clientèle. Ces derniers occupent un rôle central dans le processus de
gestion du risque crédit en intervenant à toutes les étapes d’un dossier
de crédit. Outre le suivi qu’il assure en amont (avant l’octroi du
crédit), le conseiller de clientèle intervient en aval lors du
recouvrement des impayés. La diversité des tâches accomplies et la
responsabilisation induite rendent ce métier très motivant.
Contrairement à la banque de détail classique, paralysée par le
foisonnement des règles prudentielles qui obèrent toutes prises
d’initiatives au détriment du respect des normes (Bâle II et bientôt
Bâle III), il n’existe pas dans les IMF de cloison étanche entre front et back office.
Très proches du terrain, les conseillers de clientèle défendent ainsi
les dossiers de leurs clients auprès du comité de crédit. Celui-ci
n’aborde pas une demande de prêt telle une simple transaction, mais
comme une relation à gérer sur le long terme, son rôle étant d’anticiper
l’impact du prêt sur le projet d’insertion professionnelle du
demandeur. Dans ce cadre, et à la différence de la banque de détail
classique, sa décision n’est pas uniquement fondée sur des critères
quantitatifs de nature financière. L’analyse qualitative du risque par
le conseiller de clientèle constitue un élément déterminant dans la
prise de décision des membres du comité de crédit [3][3]Les membres du comité de crédit sont en grande majorité des….
A la fois économique et sociale, cette approche a permis de mettre en
évidence un modèle de gestion du risque original et participatif.
Notes
-
[1]
Les règlements Bâle II, promulgués dès 2004 et entrés en application en vertu d’une directive européenne de juin 2006, obligent à respecter un ratio de solidité financière appelé « Tier-1 ».
-
[2]
On parle de création pure ou de création ex nihilo lorsque l’activité envisagée ne constitue pas la poursuite d’une activité de même type exercée antérieurement au même endroit par une autre entreprise. Ce cas de figure concerne plus de 70% des entrepreneurs financés par les institutions de microcrédit.
-
[3]
Les membres du comité de crédit sont en grande majorité des bénévoles qui connaissent bien la réalité économique des projets grâce à des actions d’accompagnement et à leur propre expérience professionnelle.
- Mis en ligne sur Cairn.info le 10/05/2013
- https://doi.org/10.3917/hume.310.0057