mardi 12 février 2019

L'analyse du risque crédit dans les IMF françaises : une approche collective fondée sur la confiance



1 – Introduction

1Même si depuis les années 1970, les banques de réseau classiques sont incitées à adopter un cadre réglementaire et prudentiel strict, la crise économique et financière les a amenées à harmoniser leurs pratiques et à respecter des normes communes de sécurité. Dans un contexte réglementaire renforcé (normes Bâle II et bientôt Bâle III), d’autres formes de financement, fondées sur une relation de confiance entre parties prenantes se développent. Dans les institutions de micro-finance (IMF par la suite), l’attribution de prêts de faibles montants à des entrepreneurs ou à des artisans exclus du crédit bancaire classique, favorise l’activité et la création de richesses. Dans ces institutions non soumises au respect des critères prudentiels du comité de Bâle, des normes de travail partagées et non imposées favorisent la prise d’initiatives et les décisions collégiales relatives à l’attribution des crédits. Dans le cadre du processus d’octroi des crédits, la participation des parties prenantes (conseillers, comité de crédit, bénévoles) permet d’améliorer la qualité des dossiers clients et de réduire le risque d’impayés. Notre article a pour objectif d’expliquer l’efficacité de l’approche socio-économique dans le cadre du processus de financement des IMF. L’étude qualitative menée auprès des chargés de clientèle et des bénévoles d’une IMF française, d’envergure nationale, révèle qu’une forte responsabilisation et une relation de confiance avec les porteurs de projets favorisent une gestion anticipée du risque. Contrairement à la banque de détail classique, soumise au respect de normes prudentielles bancaires limitant la prise d’initiatives et l’implication individuelle, les différents acteurs de la gestion du risque crédit des IMF interagissent entre eux et avec leur environnement. En réduisant la rupture des liens avec les porteurs de projets, les conseillers de clientèle des IMF s’impliquent dans la défense des dossiers soumis au comité de crédit tandis que, dans la banque de détail classique, un fort cloisonnement existe entre les activités de front et de back office, limitant la gestion du risque crédit à une dimension quantitative (scoring bancaire).
2Dans une première partie, nous présentons une comparaison de la gestion du risque crédit dans les banques de détail classiques et dans les IMF (1.1) en insistant sur l’importance du facteur humain dans ces dernières institutions (1.2). Le modèle d’analyse du risque propre aux IMF peut être expliqué par le cadre théorique de la socio-économie et de la théorie de l’agence (1.3). La seconde partie de notre article est consacrée à la méthodologie adoptée (2.1) et aux résultats (2.2).

1.1 – Gestion des risques dans les IMF : comparaison avec les pratiques dans les banques de détail classiques

3Dans les banques de détail classiques, deux types de risques cohabitent : le risque financier inhérent aux activités financières (risque de crédit, risque de marché), ainsi que le risque opérationnel correspondant au risque de pertes dû à l’inadéquation ou à la défaillance de procédures internes. Une partie des risques opérationnels provient de pratiques frauduleuses, de contrôles défectueux ou du non-respect des procédures (Lamarque, 2009). Des pratiques communes aux IMF et aux banques de détail classiques peuvent ainsi être relevées. Dans les IMF, le risque de marché lié à la politique de couverture n’existe pas. Par contre, le risque crédit ou de contrepartie, correspondant au risque de non remboursement du prêt, et le risque opérationnel, sont présents et nécessitent une gestion adaptée à un public spécifique.

1.1.1 – La gestion du risque crédit

4Considérée comme une compétence clé au sens de Hamel et Prahalad (Lamarque, 2009), la gestion du risque crédit comporte traditionnellement deux volets : un volet quantitatif (scoring, grilles de notation) reposant sur des données chiffrées de nature financière et un volet plus qualitatif fondé sur des données humaines et sur la qualité intrinsèque d’un projet. Dans les banques de détail classiques, le deuxième volet (qualitatif) vient en complément de la cotation qui prédomine, même si des études démontrent que les facteurs qualitatifs ont un poids de plus en plus grand dans la décision finale de financement (Berger et Udell, 2002). Dans les IMF, le volet qualitatif représente l’essentiel des éléments d’appréciation du risque par le chargé de clientèle, en relation directe avec les porteurs de projets.
5Dans ce cadre, la gestion des risques est un vecteur d’optimisation de l’efficacité opérationnelle d’une organisation et le métier fondamental d’une institution financière. Le risque financier dit « de crédit » est corrélé à la notion d’« appétence en risque » fixée par la gouvernance de l’institution financière. Cette « appétence en risque » définit le niveau de risque que chaque organisation est prête à accepter. Dans les IMF, les conseillers de clientèle collectent généralement les informations relatives au risque auprès des clients, et un comité de crédit prend la décision finale. Une fois cette étape validée, le risque est géré au quotidien de façon à identifier les signaux de difficulté financière future. Dans la banque classique, l’appétence en risque se traduit par un ciblage de clientèle spécifique, c’est-à-dire par une sélection des dossiers présentant les risques les plus faibles. Dans leurs actions quotidiennes, les conseillers de clientèle doivent concilier une exigence de rentabilité commerciale avec une exigence de limitation des risques (Lamarque, 2009). Dans une IMF, la sélection existe également mais elle doit se faire sans remettre en cause la vocation première de l’institution : l’aide aux porteurs de projets exclus du crédit. Le management du risque constitue le levier naturel de rapprochement entre la finance et le management à condition de ne pas le cantonner dans une vision étroite de type risk management (Lamarque, 2009). Dans ce sens, la gestion du risque opérationnel repose sur la mise en place de processus internes visant à fiabiliser le contrôle interne.

1.1.2 – La gestion du risque opérationnel

6Certains auteurs ont fait remarquer que les normes prudentielles de Bâle I et II ont contraint les banques à un management des risques plus rigoureux (Bessire et al. 2010). Dans les banques de détail classiques, la réforme de Bâle II, entrée en vigueur en 2007, a renforcé la prise en compte des risques opérationnels [1][1]Les règlements Bâle II, promulgués dès 2004 et entrés en…. L’accord de Bâle définit le risque opérationnel comme « le risque de perte provenant de processus internes inadéquats ou défaillants, de personnes et systèmes ou d’évènements externes ». L’optimisation du risque opérationnel passe par la mise en place d’un dispositif de contrôle interne, chargé d’identifier et de rendre effectif l’ensemble des contrôles au sein du processus bancaire (Lamarque, 2009). Cette gestion suppose une formalisation de l’ensemble des processus de production et notamment celui d’octroi des crédits. La décision définitive d’accord de financement n’intervient qu’après instruction du dossier par le service des engagements et validation définitive par le comité de crédit. Dans la banque de détail classique, le respect de l’application des procédures de contrôle interne est vérifié par le service d’audit interne appelé inspection ou encore surveillance. Des contrôles aléatoires, reposant sur la technique des sondages, sont régulièrement diligentés dans les agences, en région et/ ou au siège. Ces audits réguliers visent à renforcer le contrôle interne des banques.
7Dans les IMF de taille nationale, un service d’audit interne contrôle également l’application des règles et procédures de contrôle interne et participe à la diffusion d’une culture du risque auprès des collaborateurs. La sélection d’informations déterminantes pour une correcte évaluation du risque (Lamarque, 2009), la coordination des opérations d’accompagnement, font partie du processus de gestion du risque opérationnel dans une IMF.
8Des différences peuvent également être identifiées. Dans les banques de détail classiques, les nouvelles exigences quant au montant de fonds propres issues des normes Bâle III visant à réduire le risque bancaire, renforcent les exigences en matière de gestion des risques opérationnels. Des systèmes de rating standardisent la classification des clients en fonction de leur risque. Ce rating imposé par la loi, repose essentiellement sur des critères quantitatifs (situation financière, niveau des garanties accordées…) et détermine la tarification des produits et services bancaires. Une paroi étanche est établie entre le front office (conseillers de clientèles particuliers et professionnels) et le back office, représenté par les analystes crédits du comité des engagements qui ne sont pas en contact avec les clients. La qualité des dossiers - exhaustivité des informations collectées de nature quantitative et qualitative sur le client - a un impact direct sur la décision des membres du comité. Dans les IMF, les normes prudentielles bancaires ne s’appliquent pas et la tarification des produits est indépendante du niveau du risque. Ainsi, des clients peu risqués paient le même coût que des clients plus risqués. Cette tarification indépendante du risque est en adéquation avec la vocation des IMF : la non-sélection de la clientèle. Par ailleurs, les critères quantitatifs ne déterminent pas la qualité des dossiers clients.
9Dans les IMF, la dimension humaine, bien que non exclusive, est dominante dans l’analyse du risque. Par une approche globale, le conseiller de clientèle tente de mettre les qualités humaines de son client en adéquation avec les caractéristiques de son projet.

1.2 – La prise en compte du facteur humain dans l’octroi d’un microcrédit

10Les microcrédits étant en grande partie accordés à de petites entreprises en phase de création [2][2]On parle de création pure ou de création ex nihilo lorsque…, l’évaluation du potentiel économique du projet et de l’aptitude à gérer du futur chef d’entreprise se fonde sur un plan d’affaires prévisionnel, parfois sommaire et peu formalisé, et au-delà des traditionnels critères quantitatifs (apports et sûretés personnelles, taux d’endettement…) sur des critères qualitatifs de nature extra-financière (tableau n°1).
Tableau n°1

Déterminants dans la décision de financement

Tableau n°1
11Comme évoqué supra, contrairement aux banques de détail classiques, les institutions de microcrédit ne collectent pas d’épargne et ne gèrent pas les dépôts de leurs clients. Par conséquent, l’analyse du rapport du porteur de projet à l’argent est limitée puisque souvent circonscrite à l’étude de ses trois derniers relevés bancaires mensuels. L’attribution de microcrédits repose sur l’analyse de l’adéquation entre le parcours professionnel du créateur et l’activité envisagée, la faisabilité économique et financière du projet, le soutien de son entourage. Les IMF prennent en compte la personne humaine dans sa globalité sans négliger pour autant les contraintes économiques du projet présenté.
12En France, la population exclue du crédit est composée de personnes en situation de précarité économique et sociale. Face à ce public en difficulté, le rôle d’une IMF est de développer une méthodologie spécifique mêlant logiques de solidarité et d’efficacité pour accompagner les personnes dans leur projet. Les conseillers des IMF vont au-delà de la simple collecte et du traitement des données financières liées à l’emprunteur. Ils accordent beaucoup d’importance au porteur de projet et à sa situation sociale afin d’évaluer, dans une relation de confiance réciproque, ses besoins financiers et d’accompagnement. Les relations de proximité (rencontre du client sur le lieu d’exercice de son activité), l’empathie du conseiller, la proposition de solutions adaptées sont autant de déterminants de réduction du risque d’impayé. Les IMF ne gérant pas les comptes bancaires de leurs clients, les conseillers de clientèle n’ont pas accès à la situation de trésorerie des clients. Ils doivent donc, grâce à leur sens du contact et à des questions adaptées, apprécier le risque. Par ailleurs, ces qualités relationnelles doivent être complétées par une expertise technique afin de rassurer les porteurs de projets. L’analyse du risque de non remboursement d’un prêt s’exerce à trois niveaux : le porteur du projet, le projet lui-même et la capacité à rembourser le prêt.
13En ce qui concerne le porteur de projet, le conseiller de clientèle vérifie notamment son expérience professionnelle, sa motivation, son savoir-faire technique. Pour ce qui est du projet, le conseiller de clientèle porte en particulier un jugement sur sa viabilité économique et sur le réalisme des hypothèses de développement retenues. Enfin, le conseiller de clientèle doit justifier son appréciation sur la capacité du client à rembourser son prêt et doit cerner tous les aléas qui pourraient affecter l’environnement et remettre en cause le remboursement du crédit sollicité.
Figure n°1
Figure n°1
14Cette analyse doit être formalisée par écrit pour faciliter la prise de décision du comité de crédit.

1.3 – Cadre théorique du microcrédit : la théorie socio-économique

15Dans les banques de détail classiques, la course effrénée à la régulation, donc à plus de normes, ne signifie pas pour autant une meilleure performance. Le dogme de l’uniformité (Bessire et al., 2010) nuit également à toute forme d’innovation.
16L’intégration d’une démarche de gestion du risque au sein d’une IMF pourrait être analysée au regard de la théorie socio-économique (Savall et Zardet, 2005). En effet, l’usage des normes peut avoir des effets positifs si ces normes reposent sur une adhésion collective et une implication individuelle. Cela suppose qu’elles soient considérées comme un outil de management et non comme une règle imposée sans explication aux acteurs de l’organisation. Véritable contribution à la théorie des organisations, du management et à la sociologie des organisations, le concept de tétranormalisation analysé comme « stratégie offensive d’intégration » (Savall et al., 2009) pourrait être mobilisé dans le cadre de la mise en place d’une démarche de gestion du risque au sein d’une IMF. En considérant que la raison d’être des normes est de fixer les règles du jeu pour les activités humaines, sociales, économiques et culturelles, une démarche de gestion du risque érigée en tant que norme, pourrait être perçue comme « une opportunité d’innovation managériale s’appuyant sur une implication forte de ses personnels et principales parties prenantes » (Savall et al. 2009). La tétranormalisation, lorsqu’elle est soigneusement intégrée, peut être source de performances et de progrès économique, social et sociétal (Savall, 2010).
17Du fait de sa double dimension, humaine et économique, l’analyse du risque crédit s’effectue grâce à la coopération des différentes parties prenantes tout au long du processus de demande du prêt (figure n°2).
Figure n°2
Figure n°2
18Cette approche équilibrée repose sur le travail d’équipe, la participation, la responsabilisation, la formation, la communication et la négociation. Les actions d’une IMF reposent sur le postulat que le créateur est responsable des choix liés à son projet. Dans ce cadre, le rôle d’une IMF consiste à lui donner la possibilité d’essayer de le mettre en œuvre dans le cadre d’un risque raisonné et acceptable.
19La relation de crédit est une relation d’agence (Jensen et Meckling, 1976) selon laquelle le prêteur (« principal ») met des fonds à la disposition des micro-entrepreneurs (« agents »), sur la base de leur engagement de remboursement défini contractuellement. Comme toute relation d’agence, le phénomène d’asymétrie d’information, entre prêteurs et emprunteurs, rend difficile l’évaluation ex-ante de la qualité du demandeur (risque de sélection adverse), et ex-post du respect des termes du contrat (risque d’aléa moral). Toute institution financière tente de diminuer le risque de sélection adverse (Akerlof, 1970) en collectant des informations sur l’emprunteur et en prenant des garanties par rapport au risque d’aléa moral.
20Après avoir analysé le cadre théorique de la gestion du risque dans les IMF, nous allons aborder la méthodologie de notre recherche en développant dans un premier temps un aspect documentaire (2.1) puis, dans un deuxième temps, la gestion du risque au sein de l’IMF Alpha.

2 – Présentation du cas et méthodologie

21Après avoir présenté l’association étudiée (Alpha) et justifié le choix de cette IMF (2.1), nous exposerons notre démarche méthodologique (2.2).

2.1 – Présentation et justification du choix du cas de l’association Alpha

22Alpha est une association loi 1901, reconnue d’utilité publique. Son réseau est composé d’antennes départementales couvrant le territoire métropolitain et les DOM-TOM. L’activité d’Alpha consiste à attribuer des micro-prêts solidaires et à proposer un accompagnement professionnel aux créateurs d’entreprise exclus du circuit bancaire classique. L’association propose trois types de produits à ses clients : des prêts professionnels, des prêts personnels pour l’emploi et des micro-assurances.
23L’évolution du business model de cette IMF s’est caractérisée par l’accroissement de l’activité crédit et par l’exposition corrélative au risque de non remboursement. La maîtrise du risque d’impayé passe par l’implication régulière des différentes parties prenantes de l’organisation et plus particulièrement par la qualité de l’analyse du risque chez les chargés de clientèle. La nature même des activités d’Alpha et son modèle de gestion du risque crédit en font un terrain d’étude propice et riche en enseignements pour la mise en œuvre d’outils et de pratiques de maîtrise du risque.

2.2 – Déroulement de l’étude empirique

24Nous nous sommes adressés en premier lieu à un directeur d’une importante direction régionale d’Alpha qui, sans hésitation, a accepté notre projet d’étude. L’objectif de notre recherche étant d’analyser dans quelle mesure la théorie socio-économique pouvait être mobilisée dans les activités de financement d’une IMF, un volet exploratoire était préalablement nécessaire pour comprendre le déroulement du processus d’analyse du risque crédit, tant au niveau des chargés de clientèle que du comité de crédit. Cette analyse sur le terrain en situation d’observateur a bénéficié du recul de l’un d’entre nous, ancien praticien du microcrédit. Au niveau opérationnel, notre échantillon de répondants est constitué de six conseillers crédits qui ont accepté de répondre à un questionnaire semi-directif sur le thème du risque. Au niveau de la direction, nous avons interrogé un directeur régional. Par ailleurs, nous avons également assisté à une réunion du comité de crédit dans une importante agence départementale.
25Notre participation en qualité d’observateurs au comité de crédit, ainsi qu’aux entretiens semi-directifs menés par téléphone ou par rencontres directes avec ces différentes personnes a permis d’approfondir notre analyse du risque. La collecte d’informations internes (indicateurs de mesure du risque, lettres d’information mensuelles, plan stratégique, notes de service sur la gestion du risque, etc.) nous a conduits à analyser l’évolution de la gestion du risque au sein d’Alpha. Notre analyse a consisté à confronter les pratiques du terrain avec les documents internes de l’association. Le traitement des questionnaires et des documents recueillis a été effectué manuellement. Nous avons procédé par codage des données empiriques en les classant par thèmes provenant à la fois de la revue de la littérature et de nos observations sur le terrain.

2.3 – Les implications théoriques

26L’analyse du processus de gestion du risque au sein d’Alpha montre que la « confiance » (relation établie entre le conseiller et le porteur de projet) et la « collaboration » (interactions entre les différentes parties prenantes) sont omniprésentes dans les IMF. S’ils assurent la relation client depuis le démarrage jusqu’au financement du projet, les conseillers de clientèle ont également en charge la gestion et le recouvrement des impayés. Ceci nous amène à souligner deux types d’apports théoriques. Le premier constat concerne l’approche qualitative de la gestion du risque lors de différentes phases : en amont, avant l’octroi du crédit ; en aval, lorsqu’un impayé survient (2.3.1). Le second constat porte sur la relation de confiance nouée par les conseillers de clientèle avec les porteurs de projets (2.3.2). Ces deux constats permettent de mettre au jour le caractère spécifique de la gestion du risque crédit dans les IMF.

2.3.1 – 1er constat : approche qualitative de la gestion du risque crédit

27Deux phases peuvent être distinguées pour gérer le risque de crédit pendant lesquelles l’asymétrie informationnelle varie d’intensité : une phase préventive au cours de laquelle, le conseiller anticipe la sécurisation du risque par une proximité avec son client (faible asymétrie d’information), puis une phase ultérieure qui démarre dès la survenue de l’impayé (forte asymétrie d’information), au cours de laquelle le risque doit être géré (tableau n°2).
Tableau n°2

Niveau de risque selon la nature de la demande

Tableau n°2
28Pendant la phase préventive, Alpha consacre du temps et mobilise l’expertise de ses équipes sur l’examen des projets des futurs « clients ». Elle les aide également à formaliser leur projet et à évaluer leur potentiel de développement. L’assistance de l’association revêt une dimension technique et morale : donner au porteur de projet les informations techniques liées à la création d’entreprise (garantie exigée…) et lui permettre « de s’en sortir ». Les dossiers les plus fragiles font l’objet d’une procédure spécifique prévoyant une relance téléphonique des clients avant la date de paiement de la première échéance. L’objectif visé est d’inciter le client à adopter une gestion saine de sa trésorerie afin d’éviter les incidents bancaires. Le calcul de la note de crédit représente un outil complémentaire d’aide à la décision. Selon l’un des conseillers de clientèle interrogé : « Un score élevé permet de négocier avec le client la possibilité de différer certains investissements et de proposer au comité un montant minimum pour démarrer le projet. L’objectif étant de réduire le montant des échéances et d’envisager un suivi financier dans le temps du projet pour ne pas mettre en difficulté le client ».
29D’autres conseillers reconnaissent le caractère limitatif de la notation. L’un d’eux affirme ce qui suit : « J’essaie d’expliquer que la notation du risque est fondée sur des critères quantitatifs, qui ne prennent pas en compte la réalité de l’expérience du porteur de projet, ses soutiens financiers autres que la caution, sa relation avec la caution, son entourage, l’épargne qu’il n’utilise pas pour son projet, sa façon de rebondir, et plus généralement tous les critères subjectifs sur lesquels se fonde en partie l’analyse d’un conseiller. »
30L’analyse préventive du risque consiste à veiller à ce que les conseillers de clientèle aient la capacité d’identifier, de collecter et d’exploiter des informations pertinentes pour fournir une analyse acceptable du risque. La véracité des informations collectées permet d’élaborer la note qui sera complétée par une opinion objective et argumentée par écrit dans chaque dossier client. Ces informations visent généralement à anticiper les actions en amont ou en aval de la création d’activité à engager afin d’accompagner le client vers une gestion plus rigoureuse de son activité et de son budget. Enfin, la qualité des informations collectées est liée à la fréquence et à l’intensité des interactions avec le client. Ainsi, un conseiller clientèle nous a rapporté : « le climat de confiance qui s’instaure entre le conseiller et son client permet à ce dernier de se livrer… à nous parler de tout… de son projet et parfois de sa vie privée ». Ce même conseiller ajoute : « certains clients ne nous considèrent pas comme une banque même s’ils viennent avec l’idée de décrocher un prêt… Du coup, ils sont souvent moins réservés et répondent spontanément à nos questions… ».
31Lors de la phase de gestion ultérieure, certains conseillers de clientèle mettent en avant la nécessaire réactivité en cas d’échéance impayée : « nous devons faire preuve de réactivité car, plus la date de relance amiable est éloignée de la date du rejet de paiement de l’échéance, plus l’espoir de recouvrement est faible ». Les dossiers d’impayés ne sont pas remis directement au service contentieux afin d’accroître les chances de résolution à l’amiable. Ainsi, les dossiers présentant des irrégularités récurrentes dans les échéances de remboursement, avant d’être transmis au service contentieux, sont gérés par des tuteurs bénévoles.
32L’apprentissage régulier sur le risque se fait essentiellement au travers des réunions d’équipes départementales et des séminaires régionaux. Cet apprentissage est complété par une interaction très forte entre les différentes parties prenantes internes (conseillers, comité de crédit, bénévoles) et externes (clients). L’intervention coordonnée et collaborative des différentes parties prenantes tout au long de la vie d’un prêt limitent le risque d’impayé (tableau n°3).
Tableau n°3

L’intégration de la gestion qualitative du risque crédit dans une IMF

Tableau n°3
33Contrairement aux pratiques de la banque de détail, la prise en compte du risque crédit n’est ici pas différenciée selon l’importance des dossiers. Quel que soit le montant du financement sollicité, l’approche du conseiller de clientèle d’une IMF reste la même. Cette uniformisation des pratiques garantit un traitement égalitaire des demandes de crédit.
34Cette analyse de la gestion du risque crédit au sein d’une IMF nous mène au constat qu’il y a équilibre entre le traitement social et économique des dossiers. Celui-ci est garanti par un profil de recrutement particulier : les permanents d’une IMF sont généralement animés par un sens commun de l’intérêt général et du lien social. La gestion équilibrée du risque crédit est cohérente avec leur modèle économique (Dardour et al., 2012).

2.3.2 – 2nd constat : instauration d’une relation de confiance avec les porteurs de projets

35Le concept de confiance entre un entrepreneur et un conseiller doit permettre de diminuer le déficit d’informations inhérent à leurs relations. Ainsi que le souligne Foliard (2008), ces relations « imparfaites » se traduisent, le plus souvent, par des refus de financement. Cet auteur rappelle que l’étude de la confiance dans la littérature en Sciences de gestion a été menée de deux manières. Tout d’abord, la confiance apparaît comme le résultat de la combinaison de certains facteurs, tels l’échange d’informations. Foliard précise que, dans le cadre de relations d’affaires, la confiance fait fonction d’élément déclencheur ayant un impact, un résultat, comme par exemple la baisse des garanties demandées pour les financements. Dans le cadre d’Alpha, les relations entretenues par les conseillers avec l’entourage du porteur de projet sont un élément permettant de renforcer la confiance et de favoriser la décision de financement. Le concept de confiance revêt un caractère polysémique que la littérature a peu exploré. Comme le fait remarquer Foliard (2008), « il renvoie à des réalités diverses comme les bases du lien social, un calcul dans un jeu coopératif ou dans une dimension plus proche de l’individu ». L’approche cognitive de la confiance peut également être explorée. Ainsi, Ogien et Quéré (2006) considèrent que, la confiance apparait comme une forme de connaissance sur quelqu’un : « si je sais tout, je n’ai pas besoin de faire confiance, si je ne sais rien, je ne peux pas faire confiance ». Cette approche inductive repose sur la connaissance de l’autre. Selon Foliard (2008), cette connaissance est « généralement obtenue par la pratique de l’autre, par l’observation et par l’expérience ». Dans ce sens, l’approche empirique des conseillers d’Alpha, matérialisée par des actions d’accompagnement, constitue un moyen de favoriser la confiance. Cette dimension « confiance », à la base du microcrédit, revêt toute son importance car elle permet de limiter le risque d’impayé. Présente à toutes les étapes de la gestion des microcrédits, elle constitue une valeur forte qui mobilise les acteurs des IMF vers un but unique : faciliter l’accès au crédit aux personnes qui en sont habituellement exclues (crédit classique).

Conclusion

36L’approche socio-économique a permis de mettre en relief une gestion équilibrée du risque crédit dans une IMF d’envergure nationale. Dans le cadre d’une stratégie « offensive d’intégration », les procédures de gestion du risque crédit représentent une opportunité d’innovation managériale fondée sur une implication forte du personnel et des principales parties prenantes. Il s’agit là d’une source d’avantage concurrentiel durable, car l’entreprise acquiert, par effet d’expérience, un savoir-faire difficilement imitable sur le marché. Les outils de maîtrise du risque mis en place au sein d’une IMF ont pour but d’aider les conseillers dans leurs tâches quotidiennes et d’influencer leur comportement. Lorsque le niveau de risque augmente, les responsables d’équipes doivent se montrer réactifs afin d’inverser la tendance. Les indicateurs de risque (taux d’impayé, taux d’incident, etc.) sont des signaux qui permettent de guider l’action. Le processus de décision observé dans les comités de crédit n’opère pas seulement avec des données quantitatives et existantes, mais également avec des appréciations qualitatives sur les porteurs de projets, formulées par écrit par leurs conseillers de clientèle. Ces derniers occupent un rôle central dans le processus de gestion du risque crédit en intervenant à toutes les étapes d’un dossier de crédit. Outre le suivi qu’il assure en amont (avant l’octroi du crédit), le conseiller de clientèle intervient en aval lors du recouvrement des impayés. La diversité des tâches accomplies et la responsabilisation induite rendent ce métier très motivant. Contrairement à la banque de détail classique, paralysée par le foisonnement des règles prudentielles qui obèrent toutes prises d’initiatives au détriment du respect des normes (Bâle II et bientôt Bâle III), il n’existe pas dans les IMF de cloison étanche entre front et back office. Très proches du terrain, les conseillers de clientèle défendent ainsi les dossiers de leurs clients auprès du comité de crédit. Celui-ci n’aborde pas une demande de prêt telle une simple transaction, mais comme une relation à gérer sur le long terme, son rôle étant d’anticiper l’impact du prêt sur le projet d’insertion professionnelle du demandeur. Dans ce cadre, et à la différence de la banque de détail classique, sa décision n’est pas uniquement fondée sur des critères quantitatifs de nature financière. L’analyse qualitative du risque par le conseiller de clientèle constitue un élément déterminant dans la prise de décision des membres du comité de crédit [3][3]Les membres du comité de crédit sont en grande majorité des…. A la fois économique et sociale, cette approche a permis de mettre en évidence un modèle de gestion du risque original et participatif.

Notes

  • [1]
    Les règlements Bâle II, promulgués dès 2004 et entrés en application en vertu d’une directive européenne de juin 2006, obligent à respecter un ratio de solidité financière appelé « Tier-1 ».
  • [2]
    On parle de création pure ou de création ex nihilo lorsque l’activité envisagée ne constitue pas la poursuite d’une activité de même type exercée antérieurement au même endroit par une autre entreprise. Ce cas de figure concerne plus de 70% des entrepreneurs financés par les institutions de microcrédit.
  • [3]
    Les membres du comité de crédit sont en grande majorité des bénévoles qui connaissent bien la réalité économique des projets grâce à des actions d’accompagnement et à leur propre expérience professionnelle.
Mis en ligne sur Cairn.info le 10/05/2013
https://doi.org/10.3917/hume.310.0057